Il n’est pas dans mes habitudes de puiser mes informations dans les traditions et légendes rurales mais, pour une fois, l’une d’elles a des accents familiers qui peuvent être comparés à des situations historiques précises.
Je ne m’étais jamais penché sur des traditions orales supposées remonter aux événements qui ont endeuillés le sud du département du Cher à l’époque de la Fronde jusqu’à ce que, dans le cadre d’une recherche sur un thème plus ancien, des points de comparaison puissent être établis entre du matériel historique et certains contes populaires.
Voici l’affaire: même si la source exacte demeure nébuleuse, on aurait raconté, dans les campagnes berrichonnes et bourbonnaises, des histoires dont l’origine remonterait au siège de Montrond, en 1651/1652. Mal ravitaillées, les troupes royales assiégeant la place auraient improvisé des raids dans les campagnes des environs de Saint-Amand, pillant les fermes et les villages et faisant subir à la population civile toutes les vexations imaginables en ce genre de circonstances. Des recherches sur des sources fiscales et paroissiales ont confirmé la réalité de ces méfaits.
Les paysans se seraient défendus, montant des embuscades meurtrières dont une se serait produite près de la paroisse d’Ineuil, et plus précisément à coté de l’immense étang de Villiers, aujourd’hui asséché. Des soldats de l’armée de Mazarin y auraient été massacrés et leurs cadavres jetés dans l’étang. Illustrée de détails macabres, la légende précise que l’on aurait, longtemps après l’affaire, continué à prendre des brochets monstrueux encore encombrés de débris humains. C’est certainement à ce détail farfelu que l’on doit la pérennité de cette histoire.
Sur la forme, il y a peu à dire sur la crédibilité du récit. Le brochet a sans doute plein de défauts, mais il ignore la nécrophagie, qu’on laissera aux pattes d’animaux charognards bien moins appétissants. De plus, il est difficile à admettre que des paysans puissent avoir jeté des corps dans un lac, le risque étant trop grand qu’ils soient retrouvés par leurs compagnons d’armes et que des représailles s’abattent sur la population. Enfin, la tradition n’était guère à laisser des chrétiens sans sépulture, même s’il s’agissait d’ennemis.
Sur le fond, je relève un parallèle intéressant entre cette légende et le contenu des archives judiciaires de l’époque de la Guerre de 100 ans. On y trouve, en effet, plusieurs récits de meurtres de soudards anglais ou bretons capturés par des habitants du Berry exaspérés par les exactions des troupes ennemies. Presque à chaque fois, sans qu’on ait d’explication claire sur cette pratique, les captifs étaient suppliciés par noyade dans les étangs et les cours d’eau.
Environ deux siècles séparent les deux époques, et, dans une région peu perméable à la modernité, les mêmes réflexes peuvent s’être reproduits. On proposera donc comme probable que des pillards venus du Saint-amandois ont été piégés et capturés par des paroissiens d’Ineuil ou d’une paroisse voisine. Suivant une tradition séculaire, ces hommes ont pu être traînés jusqu’au bord de l’étang de Villiers où ils ont été noyés intentionnellement. Leurs corps doivent encore se trouver quelque part dans une fosse commune, et les brochets ont pu digérer en paix.
© Olivier Trotignon 2013